23 avril 2005 : Le Barouf – Le Mans (72)
Posté le 23 avril 2005
Oubliez tout. S’il vous plaît, c’est important. Ça pollue, les souvenirs ça vous gâte la conscience. J’ai dit « tout »: jusqu’à la voix de votre mère s’il le faut.
Je ne vais pas vous faire le coup du « vous n’avez encore jamais entendu un truc pareil » parce que c’est faux et j’ai déjà donné en mensonges, merci. Une guitare un peu crasseuse, mal accordée, une poignée d’accords douteux en boucle : il suffit de rentrer dans une chambre aux parfums adolescents pour endurer cela.
Mais pour comprendre il faut se souvenir parfois. Ça réchauffe aux gémissements du vent, les souvenirs, ça vous requinque. Se souvenir que Saturne régnait encore en 2005, en ce jour de printemps où nous allâmes au Mans avec mon ami Florian. Jean-Luc le Ténia, il faut le nommer car quand on ne nomme pas les gens, on les fait mourir, Jean-Luc le Ténia dis-je, mieux valent deux fois qu’une, sait-on jamais s’il a pu nous entendre la première, Jean-Luc le Ténia je répète, donne un concert au Barouf, estaminet manceau aux relents mêlés de fauve et de bière. La minuscule estrade au fond dans l’arrière-salle, laisse à peine assez d’espace à Jean-Luc pour prendre place sobrement sur un tabouret, déjà au bord du précipice. Le reste se situe entre grâce et miséricorde.
Il y a chez cet être étrange une force qui cloue dès que l’on entend sa voix. Presque immédiatement, gênés ou joviaux, des rires retentissent chez certains. Pourtant, les chansons de Jean-Luc sont des objets tristes et aériens, jamais très volumineux. « Si tu me quittais des yeux » s’écrase comme une boule de neige contre un mur d’école http://www.youtube.com/watch?v
Après avoir repris la scène pour finir son tour de chant sous un déluge d’applaudissements, nous nous installons au bar avec lui. Très préoccupé par l’épisode de la chute, il est agréablement surpris d’apprendre que nous avons pris le train pour venir le voir dans cette petite ville où il est le digne représentant d’une culture décalée. Nous l’aimons avec évidence. Florian lui demande, après les centaines de chansons qu’il a écrites, pourquoi il n’ajoute pas un ou deux accords de guitare à sa panoplie. Je me souviens très bien du temps qu’il prend alors avant de répondre, et du contenu que je restitue :
« Vous savez, ces 4 accords, je les connais bien. Je découvre encore de nouveaux trucs, en changeant le rythme ou leur ordre, et j’ai décidé de rester sur ceux-là tant que je n’avais pas le sentiment d’avoir tout exploré avec eux. »
L’œuvre de Jean-Luc le Ténia est labyrinthique et simple à la fois, excessive et profondément libre, sans succès et pourtant glorifiée par Didier Wampas dans une de ses chansons. L’intimité en est la source. On retrouve une pensée vive et originale dans son journal qu’il a tenu de 1994 à 2011 ; des traits de génie parfois et sa vie, matière permanente de ses écrits, de ses dessins, de ses photographies et de ses vidéos.
Je vous ai menés en bateau, pardon. Il n’y a pas besoin de comprendre Jean-Luc pour l’écouter. Heureux celui qui écoute, car il entend sa propre souffrance dans le bruissement des feuilles. La bouche est un cri, celui du Ténia vous happe.
Antoine Pech, Paris, 14/12/12
Article publié dans la revue Oktagon: https://oktagon-mag.tumblr.com
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